vendredi 9 octobre 2009

Le grand quai de Portneuf

Vendredi, le 9 octobre

Mon bel amour,

Pour te faire oublier ces jours pluvieux qui nous barbouillent le cœur ces temps-ci, laisse-moi te rappeler qu’il existe encore des matins ensoleillés.

L’autre jour, de bon matin, je suis allé arpenter le grand quai de Portneuf qui s’étire sur près d’un kilomètre dans le fleuve. Si tu ne m’étais pas parue si confortablement enfouie dans ton sommeil, je t’aurais emmenée.

Le soleil était à peine levé. Un ciel pur, pas de vent. La marée était basse de sorte que les grandes herbes des battures étaient dégagées sur une bonne profondeur.

C'est d'abord un siffleux (que le dictionnaire tient à appeler marmotte) qui m'a accueilli. Il était immobile sur le bord du quai, aux aguets je crois bien, me regardant passer. Je lui ai lancé un "Salut siffleux, fait beau à matin hein?" comme ça, pour être aimable. Il ne m'a pas répondu. Pas même un petit signe de tête. Tout le monde dans le comté se dit bonjour en se croisant. Pas lui. Remarque bien que ça ne me fâche pas. À mon âge, on passe par-dessus ces petites choses-là. Puis, après tout, peut-être bien que les saluts aux étrangers ne font pas partie de la culture "siffleuse". Ou peut-être bien qu'il n'avait pas encore pris son petit déjeuner et que, comme beaucoup de bipèdes que je connais, il n'est pas causant à jeun.

Quoiqu'il en soit, j'ai continué mon chemin dans la bonne humeur. En examinant les battures, v’là t’y pas que j'aperçois au loin, parsemées ici et là, de bien étranges grosses fleurs, le cou cassé et plantées sur de solides tiges. Ça ressemblait à ces oiseaux du paradis qu'on achète chez les fleuristes, couleurs vives en moins car mes fleurs de battures étaient blanches. J'hésitais entre des fleurs et des bouts de branches lorsque l'une de ces fleurs s'est subitement "tirée en l'air" avec sa tige. Ma végétation aquatique s'était d'un coup transformée en de magnifiques grands hérons. Je savais bien qu'il y avait aux abords du quai une colonie de hérons. D'ailleurs, l'autre soir, tu t’en souviens, nous en avions comptés exactement vingt, juchés sur les grandes perches de la longue pêche à anguilles qui borde le quai. Mais je ne les avais jamais vus faisant la pêche au milieu des grandes herbes. Je ne les ai pas salués car ils étaient trop loin et, lorsqu'ils font la pêche, les hérons sont attentifs et silencieux. Il ne faut pas les déranger.
Tout ça c'était à la droite du quai mais, à la gauche, devine quoi. Sept ou huit belles outardes (dont le nom officiel est, comme tu sais, la bernache du Canada) qui se sont poliment dirigées vers moi pour me saluer silencieusement. Elles ne m'ont pas dit un mot toutefois car, bien élevées comme elles sont, elles ne parlent pas la bouche pleine. Et c'était, dans leur cas, l'heure du petit déjeuner. Elles ne cessaient pas de plonger dans l'eau la tête noire qu'elles portent au bout de leur long cou pour aller croquer des scirpes dans la vase des battures. Il faut dire que la rivière Portneuf rejoint le fleuve de ce côté gauche du quai et forme des petits étangs et des petits canaux qui permettent aux outardes, aux oies blanches et aux canards de naviguer joyeusement.
Les mouettes évidemment étaient au rendez-vous mais je ne saurais pas vraiment dire que leurs cris plaintifs visaient à me saluer car, comme tu le sais, ces dames causent beaucoup. Ce sont d'impénitentes bavardes.
Quelques petits oiseaux sont venus faire pirouettes et cabrioles sous mon nez en pépiant pour attirer l'attention et, savoir que tu ne me taxerais pas de prétentieux, je te dirais que je ne suis pas loin de croire qu'ils faisaient expressément pour moi ces exercices de sport extrême.
Les corneilles aussi (à qui je suis toujours prêt à pardonner de mettre souvent fin à mon sommeil matinal car elles me remplissent tellement le cœur de joie lorsqu'elles annoncent le printemps) étaient de la partie, ne se gênant pas pour entonner leur concert de trompettes nasillardes.

Les moments de silence étaient remplis par le grésillement incessant des grillons.

Mais il n'y en avait pas que pour les oreilles. Il y en avait aussi tout plein pour les yeux ce matin-là. De l'autre côté du fleuve, un peu sur la gauche, la pointe Platon qui s'étire frileusement un long pied dans l'eau. Plus loin sur la gauche, le cap Santé qui plonge fièrement dans le fleuve. À droite, c'est le cap de Deschambault, tout baigné de soleil, qui lui donne la réplique. Derrière, les arbres et les jolies petites maisons qui bordent le fleuve et, plus loin, le fin clocher de l'église de Portneuf qui perce le paysage.

Tout ceci dans l'air frais et pur d'un clair matin d’octobre. Si tu veux mon avis, ce pays ressemble sûrement beaucoup au pays d'Adam et Ève avant la pomme.

Tendresse