vendredi 29 janvier 2010

La croisière

"Dis, Émile, tu ne trouves pas que notre bateau penche beaucoup?

- Agathe chérie, je t'ai dit cent fois de ne pas dire bateau en parlant de notre navire. Ça fait ignorant. Nous sommes en croisière et il y a à bord des tas de gens riches et instruits et au langage châtié. Alors ce bateau comme tu dis est un paquebot, pa-que-bot. Souviens-t'en, force-toi un peu, je t'en prie chérie.

- Ah, Émile, si tu savais comme je te trouve chanceux d'avoir toujours le mot juste et comme je te trouve patient de toujours te donner la peine de tout m'apprendre. Mais tu ne trouves pas que notre ... notre pa-que-bot, c'est ça, hein Émile, pa-que-bot?

- Oui, c'est ça, sauf qu'on ne prononce pas le "e". C'est un "e" muet. Il faut dire "pakbo".

- Mais pourtant tu m'as dit ...

- Oui, oui, je sais, je t'ai dit pa-que-bot mais c'était pour bien t'entrer le mot dans la tête. Ça s'écrit pa-que-bot mais il faut prononcer pakbo.

- Ah, que c'est compliqué ces choses-là. Y a des fois où je me dis que les sourds-muets sont bien chanceux.

- Allons donc. Mais tu voulais me dire quelque chose à propos de notre paquebot ... ?

- Ah oui, tu ne trouves pas que notre paquebot, tu vois le mot me vient tout seul maintenant, tu ne trouves pas que notre paquebot penche un peu?

- On ne dit pas "penche" à propos d'un navire, chérie, on dit "gîte". Le paquebot gîte.

- "Gîte" comme dans "gîte du passant"?

- Oui, c'est ça, comme dans "gîte du passant".

- C'est curieux ça parce qu'ici, en pleine mer, y a pas beaucoup de passants, hein Émile?

- Non, pas beaucoup, chérie.

- Mais il gîte quand même.

- Écoute, je vais t'expliquer, chérie. Lorsque la vague frappe un navire en travers, elle le fait balancer d'un bord sur l'autre. Ce mouvement s'appelle le roulis et on dit alors que le navire roule. C'est absolument normal chez un navire.

- Alors quand le bateau, je veux dire le paquebot, roule rien que d'un côté comme maintenant, est-ce parce qu'il est toujours sur la même vague?

- Non, chérie, dans le moment notre paquebot ne roule pas car la mer est étale.

- C'est quoi ça une mer tétale?

- Pas tétale, chérie, une mer étale.

- Bon je vois, c'est quoi ça une mer rétale?

- Pas rétale, chérie, étale.

- Mais enfin, Émile, c'est toi qui ...

- Bon enfin, passons. On dit de la mer qu'elle est étale lorsqu'elle est immobile. Il n'y a pas de vagues.

- Ah, je vois. Mais si la mer est tétale, pourquoi est-ce que le paquebot penche comme ça?

- Gîte, g-î-t-e, chérie, n'oublie pas.

- Ah oui, j'oubliais. Mais pourquoi est-ce qu'il gîte comme ça?

- Mais c'est parce qu'il prend eau, chérie.

- Ah, je vois ... mais pourquoi est-ce qu'il prend eau?

- Tiens, viens voir par le hublot. Tu vois cet énorme iceberg là? Eh bien tantôt, notre paquebot est entré en collision avec cet iceberg qui a déchiré l'étrave et tout un pan de notre flanc bâbord.

- C'est quoi ça, Émile, le flanc d'abord?

- Pas le flanc d'abord, le flanc bâbord, b-â-b-o-r-d. Le flanc bâbord, c'est le côté gauche d'un navire.

- C'est ça le gros boum qu'on a entendu tantôt et qui nous a jetés au bas du lit juste au moment où ... ? Ah, pauvre chéri, toi qui pour une fois ...

- Allons, allons, on ne parle pas de ces choses-là. Oui, c'est ça le gros "boum" comme tu dis.

- Mais Émile, est-ce que notre paquebot va maintenant retomber sur ses pattes?

- Un navire n'a pas de pattes, chérie. Tu veux sans doute dire "Est-ce que notre paquebot va retrouver son aplomb"? Je crains bien que non, ma chérie.

- Alors, Émile, est-ce que le bateau va revirer à l'envers?

- Voyons, Agathe, quel est ce langage? Il faut dire "Est-ce que le paquebot va chavirer?" Mais pour répondre à ta question, je dirais que non, il ne va pas "revirer à l'envers" comme tu dis. Il va basculer sur le flanc ou peut-être piquer du nez car c'est surtout par l'avant que l'eau s'engouffre.

- Ah, Émile, je perds pied, je perds pied.

- Mais c'est bien normal, chérie. C'est parce que l'eau s'engouffre de plus en plus rapidement et que, en conséquence, notre paquebot gîte de plus en plus.

- Et cet autre gros boum maintenant, tu as entendu cet autre gros boum, Émile?

- Oui, je l'ai très bien entendu. Faut pas s'en étonner, tu sais. C'est probablement que, au contact de l'eau de mer qui est glacée, la chaudière chauffée à blanc vient d'exploser.

- Émile, regarde, nous perdons le plancher, nous sommes maintenant debout sur le mur de gauche.

- Mais oui, chérie, c'est parce que le paquebot a maintenant complètement basculé sur son flanc bâbord. Alors c'est bien normal que le plancher grimpe au mur si tu veux bien me passer l'expression.

- Ah, Émile, j'ai les pieds mouillés maintenant et ce que l'eau est froide, je vais sûrement attraper un rhume carabiné.

- Ce n'est pas étonnant que l'eau soit froide, chérie, on est au large des côtes du Groenland, tu sais.

- Dis, Émile, est-ce qu'on est en train de couler?

- Oui, chérie, on dirait bien et c'est facile à comprendre. Je t'explique: si un navire flotte c'est parce que tout corps plongé dans l'eau reçoit une poussée de bas en haut égale au poids du volume d'eau déplacé. Lorsque l'eau s'engouffre dans un navire, ce qui se produit c'est que le poids de l'eau à l'intérieur du navire, ajouté au poids du navire lui-même, devient supérieur à la poussée de l'eau sous le navire et, dans ce cas, le navire s'enfonce. C'est la loi d'Archimède.

- Cet Archimède, c'est le commandant du navire?

- Quoi, qu'est-ce que tu dis?

- Mais oui, rappelle-toi, Émile, tu m'as dit pas plus tard qu'hier que c'est le commandant qui est le maître du navire et que c'est lui qui fait la loi à bord et maintenant tu me parles de la loi d'Archimède alors je te demande si Archimède est le commandant du navire. Tu as de ces trous de mémoire ces derniers temps, mon Émile. Tu devrais faire un peu plus attention.

- Mais non, ma chérie, Archimède n'est pas le commandant du navire. C'est un savant grec.

- Ah! Et s'il est à bord ce savant grec, chéri, est-ce qu'il ne pourrait pas changer sa loi et remettre le navire d'aplomb?

- Non, il n'est pas à bord, ma chérie, et, de toute façon, je crains bien qu'il ne pourrait pas changer sa loi.

- Alors, Émile, si le navire coule, est-ce qu'on va couler avec?

- C'est bien probable, ma chérie, car à la vitesse où notre navire s'enfonce nous n'aurons sûrement pas le temps de monter sur le pont et de sauter à bord d'une chaloupe de sauvetage.

- Est-ce qu'on va se retrouver à la nage en pleine mer?

- Non, je ne crois pas, ma chérie. Nous allons probablement rester emprisonnés ici car tant que l'eau n'aura pas complètement envahie notre cabine, la pression de l'eau nous empêchera d'ouvrir la porte. Et même si nous réussissons à franchir la porte, il faudra remonter jusqu'au pont supérieur qui sera déjà lui-même submergé et là, le remous causé par notre paquebot en s'enfonçant nous entraînera vers le fond.

- Émile, Émile, j'ai de l'eau jusque sous les bras. Serre-moi fort car elle me soulève et m'emporte".

Alors, Émile serra tendrement Agathe contre lui et, tandis qu'ils tourbillonnaient tous deux comme dans une grande valse autour de la cabine, il la rassura en lui disant:

"Tu vois, chérie, ce que je t'expliquais à propos de la loi d'Archimède, nous l'expérimentons déjà sur nos propres corps. N'est-ce pas merveilleux ces lois de la physique?"

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C'est sur ces consolantes pensées qu'Émile et Agathe, tendrement enlacés, s'enfoncèrent dans les eaux glacées qui baignent le Groenland.

Ce dialogue, que le lecteur incrédule jugera sans doute trop romantique pour être crédible, est pourtant véridique jusque dans ses virgules. Il est rapporté mot à mot dans le journal de bord de mon trisaïeul qui était commandant du paquebot et qui a eu la présence d'esprit de sauter dans un canot de sauvetage dès qu'il a vu que le naufrage était inévitable. Il a eu, a-t-il écrit, tout le temps de se remémorer ce dialogue dans ses moindres détails car il a passé le reste de sa vie en prison pour avoir déserté son navire en perdition. Mais, comme il le disait si bien lui-même, "Mieux vaut être vivant en prison que mort en liberté". La famille a toujours eu des adages empreints de sagesse.

"Comment, dites-vous, a-t-il su ce qui s'était passé dans la cabine de nos deux amants romantiques?"

Tiens, c'est vrai ça, comment a-t-il pu savoir ça, le vieux «snoreau», lui qui était en train de souquer à se défoncer pour s'éloigner de son navire qui coulait à pic?

J'aurais dû me méfier aussi. Ma mère me disait que, dans la famille de mon père, ils étaient menteurs de père en fils.

"Et moi, là-dedans, dites-vous, ne suis-je pas le dernier rejeton de cette lignée de fieffés menteurs?"

Qu'entendez-vous par là? Vous n'allez quand même pas croire que c'est moi qui ai inventé cette histoire, n'est-ce pas?