dimanche 19 septembre 2010

Mathématiques dans la savane*

Il le sentit avant même de le voir. C'est quand même extraordinaire, avouez-le, arriver à distinguer la senteur de l'ennemi parmi tous les riches effluves de la savane.

L'autre s'était prudemment avancé contre le vent, pour éviter d'être repéré. Mais la brise avait soudain tourné. Oh, juste quelques secondes, mais ça avait été suffisant pour révéler sa présence.

Le coeur de notre héros fit un bond mais il n'en montra rien. Il savait d'où venait la senteur: quelque part derrière ce petit fourré, à cinquante mètres de lui. Il savait aussi que, dans un sprint, l'autre pouvait atteindre une vitesse de pointe de cinquante km/h alors que lui-même ne pourrait pas dépasser trente km/h. Alors, dites-moi, qu'est-ce qu'on peut faire, seul et sans armes, contre un tigre de cent vingt-cinq kilos?

La végétation tout autour était assez haute et il se dit que le fauve se rapprocherait le plus possible de lui avant de déclencher son attaque. Alors, pas de panique, se dit-il. Mine de rien, il continua sa cueillette de baies sauvages en jetant tout autour des coups d'oeil furtifs.

C'est alors qu'il vit l'arbre, seul là-bas au milieu de la savane, petit mais bien branchu. Juste assez gros pour le porter lui, mais juste assez petit pour ne pas supporter les cent vingt-cinq kilos de la bête derrière lui. Bienheureux refuge que Dieu dans sa grande sagesse avait planté là, spécialement pour lui, il l'aurait juré. Jamais arbre ne lui avait paru si beau.

À la réflexion, il se dit toutefois que Dieu, même s'il chérissait ses créatures, aimait bien aussi les éprouver. À moins que ce ne soit parce qu'il avait un brin de malice car, autrement, pourquoi aurait-il placé ce magnifique arbre à un bon cent mètres? On a bien raison de dire que les desseins de la Providence sont insondables, ne trouvez-vous pas?

«Allons, allons, ne paniquons pas, se dit de nouveau notre héros. Il faut à tout prix éviter de donner à l'autre un prétexte pour qu'il déclenche son attaque maintenant.» Jugez vous-même: à trente km/h (ou 8,33 mètres/seconde), notre héros prendra 12 secondes à franchir les cent mètres qui le séparent de son arbre refuge. De son côté, l'assaillant, à cinquante km/h (ou 13,9 mètres/seconde), ne prendra que 10,8 secondes pour franchir les 150 mètres qui le séparent de l'arbre. Il pourra donc tomber sur le dos de sa proie avant qu'elle n'atteigne l'arbre.

Alors, il continua innocemment son manège pour se rapprocher subrepticement de l'arbre sauveur. Le plus difficile, c'était de contrôler les ressorts tendus à péter qu'il avait dans les jarrets et qui lui commandaient de se lancer dans une course folle.

Le coup d'oeil suivant lui révéla que la bête s'approchait beaucoup plus rapidement de lui que lui ne s'approchait de l'arbre.

À ce stade-ci de mon récit, j'ai eu bien envie de vous laisser vous-même faire les calculs pour conseiller notre héros sur les distances qu'il devrait y avoir entre, d'une part, l'arbre et lui-même et, d'autre part, entre lui-même et le
tigre pour assurer sa sécurité. Mais, vous comprendrez que notre homme n'a vraiment pas le temps d'attendre les résultats de vos calculs sans même savoir si vous êtes fort en chiffres. Alors je vous livre tout de go son raisonnement.

«Si j'arrive, se dit-il, à me rapprocher à vingt-cinq mètres de cet arbre avant que cette bête féroce ne s'en approche à plus de cinquante mètres, je suis sauvé.» Jugez par vous-même encore une fois: une petite règle de trois vous fera voir que le fauve prendrait 3,6 secondes à atteindre l'arbre alors que son repas aurait déjà sauté dans l'arbre en 3 secondes.

Dès lors, il déploya toute son astuce pour se rapprocher plus rapidement de l'arbre béni sans éveiller les soupçons de l'autre. Il fit semblant de courir après un papillon, lança quelques cris de joie pour montrer à l'autre sa parfaite insouciance et exécuta même quelques roulés-boulés. Ce manège le rapprocha finalement à pas plus de trente mètres de l'arbre. Un innocent coup d'oeil à l'arrière lui fit voir que l'autre avait profité de ses cabrioles pour se rapprocher. Il n'était plus qu'à vingt mètres derrière et donc à cinquante mètres de l'arbre.

Vous, qui avez sans doute encore votre calculatrice palpitante à la main, avez sûrement déjà calculé que, à ce moment-ci, agresseur et proie peuvent tous deux atteindre l'arbre en 3,6 secondes.

Est-ce parce qu'il a subitement compris la manoeuvre de sa proie ou est-ce parce qu'il a pu jeter un coup d'oeil sur le résultat de vos calculs ou bien est-ce tout simplement par pur instinct, toujours est-il que c'est à ce moment-là que le fauve s'est brusquement relevé en rugissant pour se lancer dans une course à fond de train dont l'objectif ne laissait aucun doute.

Notre héros, les yeux agrandis par la terreur, lance sa poignée de baies en l'air et détale. Que dis-je "détale"? Il vole, il plane, l'autre à quinze mètres derrière, puis à dix mètres, puis à cinq mètres, puis à deux mètres, puis… on ne vantera jamais assez, à mon avis, les bienfaits de l'adrénaline. Est-ce parce que les cheveux qui se dressent sur la tête ont pour effet de soulever le sujet et de le tirer vers l'avant ou est-ce plutôt une forme de combustion qui se développe dans le bas ventre et qui, en chassant les matières brûlées, imprime une poussée irrésistible au sujet? Je ne saurais le dire. Mais si vous aviez vu le bond qu'a fait notre héros pour se hisser dans cet arbre alors que les griffes du tigre venaient lui érafler le cul, vous vous joindriez à moi pour élever un temple à la déesse Adrénaline.

Le fauve tourna longtemps autour de l'arbre en rugissant de colère. L'autre en haut l'insultait à pleins poumons pour décharger l'énorme tension qui l'habitait encore. Ce tintamarre vint rapidement aux oreilles de la famille qui faisait la sieste un peu plus loin. Ils s'approchèrent et, quand ils virent le tigre, ils se mirent à vociférer et à gesticuler de façon menaçante. L'autre ne demanda pas son reste et disparut dans les fourrés.

Alors notre héros descendit de son arbre et fut accueilli par des caresses et des cris de joie. Ce n'est pas tous les jours qu'un chimpanzé échappe à un tigre.

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Oui, cette histoire a une morale. Elle en a même deux. Vous n'imaginiez quand même pas que j'allais vous conter une aventure qui frôle à ce point la tragédie sans en tirer quelques leçons.

La première, vous l'aurez deviné, c'est qu'on ne saurait trop insister sur l'enseignement des mathématiques. La règle de trois en particulier. Non seulement ça vous évitera d'être dévoré par les tigres mais ça vous permettra aussi de savoir si les biscuits en vrac reviennent moins cher au kilo que les biscuits pré-emballés.

La deuxième leçon c'est qu'on devrait tous devenir des fanatiques du reboisement. Les vertus des arbres sont bien connues et espérons ensemble que la quasi-tragédie rapportée ci-dessus incitera encore plus nos gouvernements à protéger nos forêts. Mon chien à mes côtés, que j'ai emmené cet après¬-midi se promener sur les battures de l'île d'Orléans (où il n'y a pas un seul tigre je vous l'assure), agite sa queue en signe d'approbation. C'est fou l'affection de cette petite bête pour les arbres. Il faudrait bien qu'un jour je lui enseigne à y grimper et pas seulement à pisser dessus. Un tigre ne ferait qu'une bouchée d'un chihuahua, vous ne pensez pas?

*Extrait révisé de L'homme qui souriait en dormant Jean Marcoux Éd. Les Quinze 1994