samedi 18 avril 2009

La passe-murailles

Lettre à mon petit-fils
lundi 8 décembre 2008

Mon cher Yannick,
Ce matin, laisse-moi te conter la dernière cascade de ta grand-mère.

Aventurière comme tu la connais, elle a voulu tenter le coup du passe muraille. Alors, l'autre nuit, elle a commencé par une tentative de guidage grâce aux ondes du cerveau. Donc, lorsqu'elle s'est levée pour ses besoins nocturnes, elle s'est dirigée vers la salle de bains, les yeux fermés bien durs. Ça a très bien fonctionné, même qu'elle a fait la chose en plein dans le mille.

Rendue téméraire par ce premier succès, elle a entrepris le retour en montant d'un cran le niveau de difficulté: elle a décidé de jouer les passes murailles. Toujours les yeux fermés, elle a mis le cadre de porte au défi de l'empêcher de passer. Tu connais les cadres de porte, n'est-ce pas? Ce ne sont pas gens à plier l'échine facilement. Le choc fut terrible. Un-zéro pour le cadre de porte. En plein dans l'oeil gauche. Une telle violence, c'est à se demander si le cadre de porte n'avait pas pris son élan.Le résultat: un oeil gauche noirci, bleui, plissé, enflé, poché, bref amoché. Un microcosme de Nagasaki après la bombe.

Cet affrontement n'a toutefois pas eu que des désavantages. En premier lieu, ça a permis à ta grand-mère de s'acheter une sixième paire de lunettes pour cacher le cratère.Puis, aussi, elle a reçu un appel du Metropolitan Opera de New York. Le Met voudrait qu’elle vienne à New York faire photographier son œil pour le projeter sur écran géant pendant que le ténor chanterait l’air du toréador de l’opéra Carmen :Toréador, prends gar-ar-ard'à toi Un oeil noir te regarde ...«L'oeil noir», tu t'en souviens, c'est celui du taureau. Je pense qu'elle va refuser. Elle trouve que New York est une ville trop dangereuse avec tous ces chauffeurs de taxi qui roulent à des vitesses folles. Elle préfère la sécurité de son foyer ...

Elle a aussi reçu des appels de plusieurs plasticiens. Ta grand-mère a de beaux yeux verts, comme tu sais. On lui demande des photos de son œil d’avant l’accident et des photos de son œil dans son état actuel. On en ferait un montage du genre AVANT - APRÈS pour montrer son œil «avant et après» et illustrer ainsi les miracles de la chirurgie esthétique. Sauf que, dans la pub télé, l’«AVANT» paraîtra survenu avant l’«APRÈS» alors que, dans les faits, cet «AVANT» est survenu après l’«avant» bien évidemment. Me suis-tu? Mais tout ça m’importe peu car ce n’est qu’un trauma qui disparaîtra rapidement et l’après sera comme avant.

Ta grand-mère dit que je passe mon temps à compliquer les choses. N’en crois rien. C’est elle après tout qui se prend pour Don Quichotte et se lance à l’assaut des cadres de porte.

Je te serre dans mes bras,
Grand-papa
Publié par Jean Marcoux à l'adresse 10:13 3 commentaires:
Macacus (alias Yannick) a dit…Grand-papa!Je prends le temps de te lire au détour d'une page de Jean Basile. J'adore ton idée du blogue: c'est un de plus, mais c'est mon préféré. C'est que grand-maman est une Don Quichotte, et puis il y a un détail du quotidien qui me rapelle Francis Ponge: as-tu déjà lu "Le parti pris des choses"? Magnifique.Le monde est beau cette semaine, notre petit monde qui spine dans sa galaxie perdue; y'a de la douceur dans la neige qui tombe et de l'espoir dans les bras levés d'Amir Khadir. Je suis heureux, et d'autant plus de lire que vous l'êtes tout autant.J'ai hâte de vous voir, je t'embrasse.YannickP.S. J'adore "Les petits papiers"10 décembre 2008 15:29

Macacus (alias Yannick) a dit…Encore un petit quelque chose. Je viens de tomber sur un passage intéressant et, il me semble qu'en ces temps creux de l’ère Harper, une petite poussée dans le dos pour réfléchir – ou à tout le moins valoriser – la culture fait le plus grand bien. Voici.Paul Dumas, dans Lyman :« L’on se plaît à répéter dans certains ateliers que la culture nuit à l’expression artistique en interposant des réminiscences et des éléments hétérogènes entre le créateur et son œuvre. C’est là se méprendre sur le vrai sens de la culture. Celle-ci ne consiste pas, comme on le pense trop souvent en Amérique, dans une érudition de surface ou dans un savoir encyclopédique, mais elle découle d’une assimilation des notions fournies par l’étude et l’expérience. Fondée sur la réflexion et non sur la mémoire, elle est en somme un enrichissement personnel qui affine, aiguise et assouplit les facultés de l’homme. »Yannick (bis)XX

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