lundi 15 mars 2010

Rêve de printemps

Ma chère Jeannette,

Depuis le temps que tu rêves d’une ballade en train, eh bien, c’est décidé : nous allons la faire cette ballade. Et pas n’importe quelle ballade.

J’ai tout planifié : j’ai acheté la locomotive qui tirait autrefois le tortillard de Québec à la Malbaie, payé les droits de passage sur les rails à la compagnie Chemin de fer de Charlevoix, fait vérifier la mécanique de l’engin et refait la peinture. Je lui ai aussi donné un petit air rétro avec son gros oeil de cyclope et sa fausse cheminée (en fait, il est propulsé par un moteur diesel). J’y ai aussi installé deux gros sièges à l’avant et j’ai triché un peu sur l’aménagement de la cabine pour nous offrir une vue panoramique sur le paysage. À côté de ton siège, il y aura, descendant du plafond, une cordelette pour actionner le sifflet. C’est toi qui feras siffler le train pour avertir les chemineaux, les vaches et les orignaux de libérer la voie. J’ai planté deux drapeaux du Québec en V sur l’avant de la loco pour bien afficher nos couleurs. J’ai attelé à l’arrière un wagon toutes commodités qui nous servira de chambre à coucher, vivoir et salle de toilette. J’ai même fait écrire ton nom sur les flancs de l’engin.

Nous tirerons aussi quelques grands wagons-lits pour accueillir tous ces amis qui lisent mon blogue et d’autres wagons toutes commodités. J’ajouterai aussi un wagon-restaurant. Ce sera une équipée du tonnerre.

J’ai engagé une grosse équipe de cheminots pour prolonger les rails tout le long du fleuve jusqu’à Natashquan et construire des ponts pour enjamber les rivières que croisera notre route. J’ai aussi engagé des menuisiers pour bâtir des gares tout au long du parcours. Ce sont des bâtisses d’autrefois, lambrissées de bois, couleur sang de bœuf, avec des toits noirs. Puis, j’ai appris à conduire notre nouvel engin. C’est facile. Je te montrerai.

Tout est prêt. Prépare-toi de ton côté. Apporte de bons vêtements car nous arrêterons ici et là pour marcher sur la grève dans les matins lumineux ou dans les nuits d’aurores boréales. Achète quelques bouteilles pour les pauses de fins d’après-midi. Un peu de bouffe peut-être pour les petits en-cas de la première journée. Pour le reste, ne t’en fais pas : nous nous approvisionnerons dans les petits villages sur notre chemin. Il ne faudra surtout pas oublier les grosses caisses remplies des livres neufs que nous aurons achetés à la librairie Pantoute de la rue Saint-Jean et à la Bouquinerie de la rue Cartier et aussi de plusieurs bouquins usagés découverts à «La bonne occasion» de la rue Saint-Jean (là où il est écrit que «Lire fait pousser les cheveux») et au Colisée du livre.

La première journée, nous arrêterons au Cap Tourmente pour une randonnée dans ses sentiers habités par les oiseaux. Puis, les journées suivantes, nous ferons halte à Petite-Rivière-St-François pour saluer les aubergistes de La Courtepointe qui nous ont déjà si bien accueillis et même leur proposer une ballade sur rail à eux et à leurs invités. Ensuite, à St-Joseph-de-la-Rive où nous monterons à bord des vieilles goélettes échouées sur la rive. De là, si vous le voulez bien, toi et nos voyageurs, nous prendrons le traversier de l’Île-aux-Coudres pour aller voir les vieux moulins et goûter la paix du soir au bassin à hirondelles. Au retour, nous irons marcher longuement sur la grève de Cap-aux-Oies où vivait mon grand-père, tu sais celui qui a raconté la création du monde à notre petit-fils.

Nous ferons une longue pause à St-Irénée où nous assisterons à l’un de ces merveilleux concerts nocturnes du Domaine Forget. Puis, je vous ferai découvrir, à toi et à nos passagers, le quai de Port-au-Persil où nous causerons un long moment avec les peintres du dimanche avant de nous engager sur la berge rocailleuse pour nous rendre, tout à côté, à la petite chapelle protestante où nous nous recueillerons dans la fraîcheur et la blancheur des lieux avant de déposer une petite obole dans le tronc des pauvres en sortant. Si nos voyageurs se sentent les jambes assez solides, nous grimperons alors la côte abrupte qui nous amènera à l’auberge La Petite Madeleine dont la large galerie offre une vue époustouflante sur les montagnes qui plongent dans le fleuve.

Le lendemain matin, nous filerons d’un trait à Baie-Ste-Catherine pour franchir le Saguenay sur le traversier que j’aurai fait construire spécialement dans les chantiers de Lévis pour y charger notre locomotive et ses wagons. En traversant, je vous dirai de regarder vers l’ouest où, juchée dans les hauteurs du Cap Trinité, trône une statue de la Vierge.

Nous stopperons notre engin dans la baie de Tadoussac pour admirer les luxueux yachts et les gros navires d’excursion aux baleines. Les touristes étonnés s’agglutineront autour de nous pour nous questionner sans fin sur notre mystérieux engin. Nous leur permettrons de monter à bord et toi, avec les autres femmes de notre convoi, ferez visiter notre wagon aux femmes ébahies et tu leur raconteras en détail notre aventure tandis que moi, j’expliquerai aux hommes le fonctionnement de la mécanique. Puis, nous arpenterons les rues de cette petite ville colorée. Peut-être aussi irons-nous faire le tour du Sentier de la Pointe qui offre de superbes vues sur la baie de Tadoussac. Le soir venu, nous coucherons dans le grand hôtel, si nos hôtes le veulent bien.

Le lendemain matin, nous roulerons quelques kilomètres vers l’est pour nous rendre au Cap-de-Bon-Désir. Là, jumelles à la main, nous passerons de longues heures, paresseusement étendus sur le rivage rocheux, à épier les baleines qui viendront faire le dos rond à quelques mètres de nous, dans la mer étincelante.

Puis, de là, nos rails sinueux continueront de suivre la route 138 jusqu’aux Escoumins et une multitude de petits villages où, dignes émules du héros de Jacques Poulin, nous donnerons rendez-vous aux villageois pour leur distribuer les livres empilés dans nos grandes caisses.

Le soir, parfois, ils nous inviteront à souper à la maison. Alors, au coin du feu, ils nous raconteront l’histoire d’amour qu’ils entretiennent avec la mer et nous, nous leur parlerons des pays merveilleux qu’ils découvriront dans les livres que nous leur aurons apportés.

D’autres soirs, nous monterons de grands feux de joie sur la grève et nous chanterons, réciterons des poèmes et nous lancerons dans des danses endiablées autour du feu.

À Baie-Comeau, nous ferons halte pour aller visiter le barrage Manic-Deux, là où Georges D’or chantait si bien l’ennui des travailleurs séparés de leurs amours.

Puis, de plus en plus solitaires dans la forêt de la Côte Nord, nous passerons à Godbout où nous irons voir la grande attraction locale : le départ du traversier pour Matane.

À Sept-Îles, nous ferons une petite croisière autour de l’île du Corossol, un sanctuaire protégé où abonde une multitude d’oiseaux marins comme les goélands, les sternes et les cormorans. Puis, nous nous rendrons au belvédère de la pointe de la rivière Moisie où s’entremêlent l’eau douce de la rivière et l’eau salée du golfe Saint-Laurent.

De là, nous nous engagerons dans un pays de plus en plus désertique, sillonné d’une multitude de rivières aux noms qui disent leur éloignement et qui viennent se jeter dans la mer : Rivière Pigou, Rivière aux Graines, Rivière au Tonnerre … Nous serons en pleine Minganie. Passé Havre-St-Pierre, nous aurons le sentiment d’être oubliés dans ce pays désolé et la tristesse tentera de se faire un chemin dans nos âmes.

C’est alors que nous nous mettrons tous à chanter pleine voix pour peupler la forêt. Les loups, les orignaux, les ours et les chevreuils s’approcheront pour voir ces curieux bipèdes chevauchant leur engin monstrueux.

Après Aguanish, je mettrai pleine vapeur (ou faut-il dire pleins gaz car nous roulerons au diesel). Le moteur rugira, les étincelles fuseront sous nos roues, les cadrans menaceront d’exploser, les rails deviendront brûlants et passeront près de fondre, nos wagons à l’arrière, brassés de tous côtés, auront peine à suivre le tempo. Tu tireras sans relâche le sifflet d’alarme pour écarter de la voie les bêtes imprudentes. Nous roulerons à un train d’enfer si bien que nous manquerons la dernière courbe menant à Natashquan et nous décollerons littéralement pour prendre un envol puissant vers le ciel.

Les gens de l’aéroport, tout près de là, se demanderont quel est cet incroyable aéronef qui décolle sans attendre la permission de la tour de contrôle. Rien d’étonnant pourtant, Félix Leclerc l’a fait bien avant nous dans son P’tit train du nord :

Oh! Le train pour Sainte-Adèle
Est rendu dans l’bout d’Mont-Laurier
Personne n’a pu l’arrêter
Paraîtrait qu’on l’a vu filer
Dans l’firmament la nuit passée

Es-tu prête à prendre ce risque …? Oui, dis-tu. Alors, coiffe cette casquette de cheminot qui te donne un air coquin et EN VOITURE! Avec nos passagers à la fois éberlués et ravis.

Tendresse,

Ton mécanicien, chauffeur et amant.

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