samedi 4 avril 2009

Retour vers le futur

Retour vers le futur
Dimanche, le 11 janvier 2009

Ma douce Jeannette,

Te souviens-tu de ce que criaient les chauffeurs d’autobus de notre jeunesse lorsqu’ils ouvraient les portes de leur car déjà bondé à craquer pour accueillir les gens frigorifiés qui attendaient le long du trottoir? «Avancez en arrière!» répétaient-ils à leurs passagers entassés à l’avant. Et il y avait toujours un farceur pour ajouter : «On donne des calendriers!».

Et toi, aujourd’hui, tu m’as souvent dit que tu aimerais bien «avancer en arrière», remonter les pages de ces faux calendriers d’autobus et te retrouver cinquante à cent ans en arrière pour jeter un œil de voyeuse sur la vie que menait ta mère dans le fond du rang de la Présentation, à quelques kilomètres de Saint-Hyacinthe. La voir, encore jeune fille, aidant sa mère à servir le dîner aux cinq ou six «engagés» de ton grand-père pour lui donner le coup de main au moulin à scie et ne manquant pas de taquiner ou lancer des œillades à la belle Antonia timide et rougissante.

Aimerais-tu vraiment ça?

Écoute, c’est faisable.

Il faut d’abord, pour te guider dans cette entreprise, que je te rappelle quelques notions tirées de mes connaissances pseudo-scientifiques :

Primo, tu sais que la lumière voyage à des vitesses incroyables : 300 000 kilomètres (sept fois le tour de la terre) à la seconde. À la seconde, t’imagines-tu?

Si tu pouvais t’installer sur le soleil (ouille mes fesses!) et décrocher un rayon de ton soleil vers la terre, ce rayon prendrait huit minutes à atteindre son objectif. C’est donc dire que, comme les rayons du soleil prennent huit minutes à atteindre la terre, nous, postés sur la terre, voyons en quelque sorte le soleil avec huit minutes de retard. Lorsque tu vois le sommet du capuchon du soleil matinal se pointer sur la ligne d’horizon et que tu t’écries «Regarde, il est sept heures et le soleil se lève!», eh bien, il s’est déjà levé huit minutes plus tôt, à 6h52, le cachottier. Inversement, si tu étais assise sur le soleil, l’image de la terre qui se refléterait sur la rétine de ton œil aurait huit minutes de retard sur la réalité.

Secundo, les distances entre les astres de l’univers sont tellement grandes qu’on se sert souvent de la vitesse de la lumière pour les mesurer. C’est ainsi que l’on dira du soleil, qu’il est à 150 millions de kilomètres de la terre ou à huit minutes-lumière. La distance entre la terre et les astres plus éloignés sera calculée en «années-lumière». Sirius, l’étoile la plus brillante, est à plus de huit années-lumière de nous. En d’autres termes, lorsque, par une belle nuit noire, tu contemples cette étoile et que tu t’écries «Regarde, la belle Sirius est là!», eh bien non, elle n’est pas tout à fait là : elle était là il y a huit ans et sept mois. (Et encore là, c’est l’une des étoiles les plus près de nous).

Alors, après tout ce grand détour, si on en revenait au rang de la Présentation et à la jeune Antonia occupée à servir le ragoût de boulettes aux «engagés» de ton grand-père. Elle a quinze ans. Comme elle aurait 105 ans aujourd’hui, il s’agit, pour la voir à l’âge de quinze ans, de reculer dans le temps de 90 ans.

Comment peut-on faire ça?

Il suffit simplement de s’installer sur un astre distant de 90 années-lumière de la terre et, avec un télescope, très très puissant il va sans dire, de faire la mise au point sur la terre d’abord, puis sur l’Amérique du Nord, puis sur ce pays voisin du Québec qu’on appelle le Canada, puis sur le Québec lui-même, puis d’affiner ta mise au point sur le rang de la Présentation. Rendue là, il te sera facile de localiser la maison paternelle et alors ton super-télescope te permettra de voir, par la fenêtre, passer et repasser la belle Antonia de quinze ans, occupée à servir la table.

Tu me suis, n’est-ce pas? Comme l’image de ta mère prend 90 ans à atteindre l’astre sur lequel tu seras postée, l’image qui viendra frapper ta rétine sera celle de la scène qui se déroulait il y a 90 ans. Si tu restes l’œil collé à l’oculaire de ton télescope tu verras alors se dérouler toute la vie de ta mère mais toujours avec 90 ans de décalage, donc depuis l’âge de quinze ans jusqu’à sa mort.

Je te suggère de t’installer sur l’étoile Sadalachbiah. Cette étoile porte un nom un peu bizarre, je te le concède, mais elle a le grand mérite de se balader à plus ou moins 90 années-lumière de la terre. Je ne pense pas que tu aies le mal du pays durant ton séjour là-bas car, en dépit des quelques millions de milliards de kilomètres qui nous séparent de l’accueillante Sadalachbiah, celle-ci fait partie de la voie lactée, notre propre galaxie. C’est une proche voisine.
Je ne te cache pas que, pour arriver à tes fins, il te faudra résoudre quelques petits problèmes techniques.
Il faudra d'abord trouver un moyen de te rendre sur ton étoile subito presto. Tellement vite que même si tu arrivais à te déplacer à la vitesse de la lumière, ça ne suffirait pas : le temps de te rendre (90 ans) et les images que tu recueillerais sur l’oculaire de ton télescope seraient les images d’aujourd’hui car les images venant de la terre auraient voyagé à la même vitesse que toi. Non, il faudra que tu trouves un moyen de te transporter «instanter» sur Sadalachbiah. Je crois que le seul moyen est la téléportation. Je ne sais pas très bien comment fonctionne cette technique mais, si je comprends bien, elle te permettrait de te transporter instantanément, corps et âme, à l’autre bout de l’univers. Tu pourrais peut-être visionner quelques scènes de «Star Trek» ou de «La guerre des étoiles» pour te familiariser avec cette technique.

Il y a aussi le télescope. Il te faudrait sûrement consulter les experts qui ont installé le fameux télescope Canada-France-Hawaï, équipé d’une lentille de 3,6 mètres de diamètre, sur le sommet du mont Mauna Kea, à Hawaï.

N’oublie pas non plus de demander aux experts de la NASA de te fabriquer un bouclier thermique que tu glisseras sous tes fesses avant de t’installer sur ta Sadalachbiah. Même si celle-ci se montre accueillante, il ne faut pas oublier que c’est une étoile et que les étoiles ont la vilaine habitude de développer une température de quelques millions de degrés.

Évidemment, si tu voulais «avancer plus loin en arrière» pour visionner la vie de tes aïeux, il te faudrait trouver des étoiles encore plus éloignées de la terre.

Je pense que tu as là l’essentiel des techniques et matériaux dont tu auras besoin pour réaliser ton projet que je trouve très louable car il témoigne d’un amour filial remarquable.

Surtout, n’oublie pas de venir me faire la bise avant de partir.

Tendresse,

Jean

Publié par Jean Marcoux à l'adresse 12:37 1 commentaires

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