jeudi 18 juin 2009

Lettre à mon cousin

Mon cher Jacques,


C'est avec toi, t’en souviens-tu, que, deux fois par semaine, nous allions chercher le lait en haut de la montagne.


Je n'étais pas bien vieux, dix ans, pas plus. Toi, mon cher cousin, tu avais quinze ou seize ans, je crois bien.


Tu passais souvent tes étés avec nous à la campagne, dans ce chalet isolé que nous avions à Saint-Félix-de-Valois, sur le bord de la rivière L'Assomption. Un petit coin de rêve où nous n'avions pas l'électricité et où, le soir, ma mère allumait les lampes à l'huile et mettait le feu aux deux manteaux de la lampe Coleman.


Pour garder les aliments au frais, nous les mettions dans une grande boîte de fer-blanc solidement ancrée dans l'eau glacée du ruisseau qui passait derrière le chalet. C'est pour avoir toujours du lait frais que nous allions en chercher tous les deux ou trois jours. Le village était loin, en haut d'une grande côte en S, et, sur semaine, nous n'avions pas de voiture pour nous y rendre. Même que, une fois par semaine, le boucher descendait dans son petit camion réfrigéré par de gros blocs de glace et où ma mère choisissait quelques pièces de viande.


Le lait, il fallait aller le chercher en haut de la montagne. Toujours le soir, après le souper. Une fois mon frère Raymond, avec mon cousin Julien et, la fois suivante, toi qui étais le plus vieux des quatre garçons, avec moi qui étais le plus jeune.


Pour monter, nous faisions un détour pour aller prendre un sentier en pente douce. Là-haut, le fermier Buddy nous donnait du lait encore chaud qui, en coulant, faisait des bulles à la surface de nos bidons. Buddy était un gros rougeaud, sympathique et méticuleux, qui prenait toujours soin d'enlever, délicatement et du bout de ses gros doigts, la mouche en train de se noyer dans son sceau, avant de verser le lait dans nos bidons.

Pour redescendre, nous empruntions un sentier plus abrupt mais qui nous menait plus directement à la maison. Parfois, nous arrêtions en route pour regarder baisser le soleil sur les montagnes d'en face. C'était un beau moment.


Je me souviens combien tu raffolais de l'opéra et ne te lassais pas de faire tourner des disques de Caruso sur notre gramophone à manivelle. Ensuite tu chantais. Tu avais une voix de ténor léger, une voix agréable, un peu voilée. Je ne suis pas un amateur d'opéra mais si je connais aujourd'hui les paroles de nombreux airs, c'est de cette façon que je les ai apprises, un peu de travers parfois il faut bien dire.


Un soir, plus tard, beaucoup plus tard, je suis allé te rendre visite à l'hôpital. Tu avais été opéré pour une tumeur cancéreuse et tu semblais sur la voie de la guérison. Tu étais manifestement heureux de t'en être tiré et, dans l'enthousiasme, nous nous étions promis d'aller souper avec nos femmes dans un restaurant dont tu m'avais vanté les mérites.


Nous ne sommes jamais allés souper dans ce fameux restaurant car tu es mort quelques jours plus tard.


J'aimerais bien qu'une de ces fois tu viennes me dire si, là-haut, on entend chanter Caruso et si on peut voir les couchers de soleil sur les montagnes de Saint-Félix.


À un de ces quatre,

Ton cousin Jean

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