mercredi 14 juillet 2010

Ce qui n'a pas été écrit*

«Ce qui n’a pas été écrit, c’est ce qui m’avait amené dans cette maison ce soir de juin 1954, m’a raconté Antoine.

«On a écrit que je n’avais écouté que mon courage et qu’il s’agissait d’un acte de pur héroïsme. Tous les journaux en ont parlé et on m’a même décoré pour ce haut fait.

«Ce qui a beaucoup contribué à faire de mon geste un tel événement médiatique, c’est la photo prise par un amateur du voisinage. Une photo sensationnelle publiée à la une de tous les journaux : moi, en chemise blanche au col large ouvert, le cheveu roussi et sortant de la maison en flammes avec Marie-Anne évanouie dans mes bras. Une Marie-Anne splendide et touchante dans sa robe de nuit blanche, avec son visage angélique et sa longue chevelure blonde qui pendait librement de sa tête basculée vers l’arrière.

«Je pense d’ailleurs que c’est à ce moment-là que j’en suis tombé amoureux.

«Ce sauvetage, et surtout cette photo, nous ont catapultés à l’avant-scène de l’actualité. Marie-Anne qui, dans son travail de mannequin, n’avait réussi à parader que pour des couturiers de bas étage, est rapidement devenue la cover-girl favorite des magazines et des publicitaires. Pour ma part, je suis devenu un architecte-décorateur très en demande, moi qui étais sans le sou et n’avais décroché ni emploi ni contrat depuis la fin de mes études un an plus tôt.

«Ce qui n’a pas été écrit, c’est que lorsque je suis entré dans cette maison, cette nuit-là, je ne savais pas que le feu couvait dans le hangar arrière. Lorsque j’ai fourré dans ma poche la trentaine de dollars trouvés dans l’armoire de la cuisine, je ne m’étais pas encore aperçu que le feu prenait de l’ampleur. Ce n’est qu’en fouillant dans le tiroir du bahut au salon, que j’ai entendu des cris venant de la rue. Je me suis alors approché de la fenêtre et, dissimulé derrière les rideaux, j’ai vu que les gens rassemblés dans la rue pointaient du doigt la maison. Je n’ai vraiment pris conscience de la situation que lorsque, dans le brouhaha, j’ai saisi les mots «feu, pompiers, alerte…». Sans demander mon reste, j’ai couru vers la cuisine pour m’enfuir par l’arrière. Je ne voulais surtout pas qu’on me voie sortir de cette maison. Mais la fumée opaque et menaçante qui roulait derrière la porte a coupé ma retraite. Paniqué, j’ai fait le tour des pièces, espérant m’échapper par une fenêtre et sortir inaperçu.

«J’entendais maintenant le feu gronder, ce maudit feu qui gagnait du terrain à une vitesse incroyable. Soudain, une explosion fit voler en éclats la porte de la cuisine, me soufflant au visage un nuage brûlant de fumée. Je me suis précipité dans la salle de bains et j’ai refermé la porte. Le visage protégé par une serviette mouillée, je suis ressorti à quatre pattes pour me rendre dans la chambre de façade, la seule pièce que je n’avais pas encore explorée.

«La serviette sur la bouche, je rampais vers la fenêtre lorsque, en passant près du lit, je sursautai à la vue d’une forme humaine inanimée…

«Ai-je agi par compassion ou parce que j’ai vu là ma planche de salut ? Je ne saurais le dire. Après avoir laissé tomber la serviette et arraché les couvertures, j’ai glissé mes bras sous cette personne, l’ai soulevée et, toussant et pleurant, je me suis précipité vers la porte d’entrée à travers les flammes et la fumée.

«C’est, là, dans les marches du court escalier, que ce photographe béni a pris cette photo du chevalier sans peur et sans reproche sauvant la Belle des griffes du dragon.

«Ce qui n’a pas été écrit, c’est que le chevalier, mort de peur, se reprocherait toujours les motifs peu louables qui l’avaient conduit dans cette maison.

«Ce qui n’a pas été écrit non plus, c’est que, après toutes ces années, Marie-Anne et moi, nous nous aimons toujours tendrement bien qu’elle n’ait jamais compris comment j’avais pu récupérer ses bijoux dans le tiroir du bahut.

«Est-il nécessaire de te dire, a ajouté Antoine, que ce récit doit demeurer secret et que jamais, au grand jamais, il ne doit être écrit.

¤

«Femme romanesque, Marie-Anne a insisté pour que nous achetions la maison à demi-incendiée. Nous l’avons évidemment reconstruite et nous nous y sommes installés. Si tu passes par là un soir d’été, tu verras Marie-Anne se bercer sur la galerie et, pour peu que tu lui adresses la parole, son merveilleux visage s’épanouira. Elle trouvera sûrement le moyen de détourner la conversation pour te raconter ma conduite héroïque lors de cette fameuse nuit de 1954.

«Ne va surtout pas lui apprendre ma version des faits. Elle serait capable de mettre le feu à la maison rien que pour me donner une nouvelle occasion de te prouver mon héroïsme.

«Et, franchement, me vois-tu, à mon âge, la soulever dans mes bras ? Elle pèse maintenant dans les soixante-dix kilos, tu sais. Je devrais la traîner dehors par les pieds. Encore bien chanceux si ce n’est pas elle qui devait me sortir de là.

«Et qui me dit qu’il n’y aurait pas dans les parages quelque photographe un peu zélé ?»


¤

Cet épisode de la vie de mon vieil ami Antoine est mot à mot celui qu’il m’a raconté quelques jours avant sa mort survenue de près par celle de Marie-Anne. Je lui ai juré de ne jamais en souffler mot à personne. Mais vous me connaissez, hein, je ne tiens jamais mes promesses. Ce n’est pas une question d’infidélité, c’est ma mémoire qui s’en va à vau-l’eau.


*Extrait révisé de L'homme qui souriait en dormant Jean Marcoux Éd. Les Quinze 1994






2 commentaires:

ARMELLE a dit…

Mais je ne connais pas ce livre qui semble plein d'humour et de fantaisie comme son auteur ! Où le trouver que je me jette dessus avec curiosité. L'extrait est charmant et drôle. Je retrouve bien votre style, sacré Jean...

Jean Marcoux a dit…

Je vous envoie un petit quelque chose qui n'est pas tout à fait ce dont vous parlez mais ce n'est pas loin.
J'aimerais bien être un petit oiseau pour assister à cette conférence que vous prononcerez aujourd'hui sur Marcel Proust. En fait, il faudrait que je sois un gros oiseau car mon petit oiseau serait épuisé avant d'arriver à Trouville.
Sacré Jean