Prends-moi la main et jure-moi de me suivre jusqu’au bout du monde.
Alors, un de ces quatre matins, tu me verras arriver sur les Plaines d’Abraham dans mon biplan. Tu sais, un de ces vieux aéronefs à deux places avec deux grandes ailes en toile, l'une sous la carlingue et l'autre au-dessus. Un oiseau magnifique.
Tu te seras habillée à la mode des aviatrices des années 20: un pantalon bouffant (des «breeches») beige, avec un court blouson de cuir brun et de longues bottes lacées, collées sur les jambes. Tu auras un couvre-chef d'aviateur, en cuir également mais plus foncé, moulant la tête et solidement retenu par une longue ganse passant sous le cou. Tu porteras aussi de bons gants, de même couleur que ton couvre-chef. Je serai habillé de la même façon, mais toi tu auras un grand foulard de soie enroulé autour de ton cou et qui pendra dans ton dos. Rose, je crois, ce foulard.
Avant de monter à bord, tu te posteras à l'avant de l'appareil, tu empoigneras des deux mains une pale de l'hélice et, d'un vigoureux mouvement, tu amorceras l'engin. Je t'aurai prévenue de faire bien attention pour ne pas te casser un bras et pour ne pas, non plus, laisser l'hélice happer ton foulard lorsque, dans un bruit de tonnerre, elle se mettra à tourner follement.
Puis, contournant les ailes, tu t'approcheras de la cabine et, levant la jambe bien haut pour t'appuyer le pied sur l'aile du bas et t'agrippant des deux mains à la carlingue, tu grimperas alors à l'avant. Moi je me serai déjà installé à l'arrière pour la manœuvre d'amorçage. C'est la place du pilote sur ces vieux modèles. Je te crierai de bien t'attacher. On doit crier car le moteur est très bruyant et, au surplus, la cabine n'est pas fermée. Le corps est à l'air libre. C'est pour cela qu'on doit porter de grosses lunettes d'aviateur attachées derrière la tête par une bretelle et s'habiller chaudement.
Lorsque tu seras bien installée dans ton siège, je tournerai notre vieux zinc pour le mettre face au vent.
Avant de décoller, je t'aurai invitée à te recueillir avec moi un moment pour nous plonger dans un état d'esprit de réconciliation avec nous-mêmes et avec tout l'univers. Car je pense, à l'instar de beaucoup de grands maîtres à penser de l'Orient, que la communion d'esprit avec l'univers est la clef qui permet d'en pénétrer les secrets et même d'en contrôler les forces.
Car, et cela je ne te l'avais pas dit, pour voler dans mon aéroplane, il faut être un brin thaumaturge. Attends un peu et tu verras ce que je veux dire.
Nous en sommes donc rendus au point où j'aurai tourné mon appareil nez dans le vent. Comme ce vent sera un vent d'est, j'aurai roulé jusqu'à l'extrémité ouest du champ de bataille qui borde le musée. Il faut toujours, comme tu le sais sans doute, décoller le «nez dans le vent». Je mettrai alors le pied sur le frein, enclencherai l'embrayage et pousserai à fond la manette des gaz. Le moteur rugira et l'appareil vibrera. À partir de là, n'essaie même plus de me parler. On ne s'entendra pas.
Nous serons donc là, pleins gaz, le nez agressif, bien droits sur nos roues, comme le fauve prêt à bondir sur sa proie mais tenu fermement en laisse par son maître. Je lâcherai les freins. Notre engin s'élancera à l'instant même où la police des Plaines arrivera en courant, gesticulant pour nous interdire de décoller.
Notre tarmac de fortune est plutôt cahoteux et ça bringuebalera ferme dans le cockpit. Heureusement que j'aurai pris la précaution d'installer un petit coussin sur ton siège car je t'aurais démoli l'arrière-train.
C’est à ce moment que la situation se corsera. Nous serons face au musée, à l'autre bout du champ. À vue de nez, je dirais que notre piste d'envol n'a pas beaucoup plus de 150 mètres. Il faudra donc s'élever rapidement si on ne veut pas aller étêter les grands arbres qui bordent le champ et s'écraser piteusement sur le toit du musée. Or, notre vieux coucou n'est ni un hélicoptère ni un de ces avions à décollage vertical que l'on connaît de nos jours. Il a beaucoup de courage mais c'est toujours à grand-peine qu'il s'arrache au sol. Alors, décoller sur une piste de 150 mètres, disons le tout net, c'est tout à fait impossible! À moins, et là je pèse bien mes mots, à moins, dis-je, d'un miracle!
C'est là qu'interviendra l'esprit de communion avec l'ensemble de l'univers dont je te parlais tantôt. Nous nous serons recueillis pour bien sentir notre aéronef, faire corps avec lui et, plus que cela: devenir l'aéronef. Là, il faudra nous imaginer, décollant du sol et entraînant notre aéronef. Avec un tel état d'esprit, rien n'est impossible: après avoir parcouru 30 mètres tout au plus, le nez de notre appareil se dressera à presque 45o et nous nous élèverons, sous le regard ébahi des patineurs évoluant sous nos yeux, pour aller survoler le musée, virer avec élégance sur l'aile droite et nous diriger vers le fleuve.
Nous décrirons alors un grand S pour venir nous poster au-dessus du fleuve en direction est et garder le nez au vent, tout en prenant de l'altitude. Nous suivrons alors le cours du fleuve, survolerons l'île d'Orléans, l’île aux Coudres et l’île Verte et garderons le cap jusqu’aux Escoumins.
Pour te familiariser avec l'appareil et dissiper tes craintes, je le ferai basculer sur l'aile gauche, puis sur l'aile droite. Tu nous verras ainsi décrire de longues courbes au-dessus du fleuve, des virages, très doux au début puis de plus en plus accentués, qui te feront pousser de petits cris. Mais tu t'y feras vite et c'est alors que je te proposerai quelques manoeuvres un peu plus osées. Je te parlerai à l'aide d'un walkie-talkie que j'aurai pris soin d'apporter. Tu tourneras vers moi un regard un peu craintif et je clignerai des yeux pour te rassurer et te dirai de te sangler solidement. Nous entreprendrons, graduellement faut-il le dire, des tonneaux enchaînés, des montées vertigineuses et des descentes en vrilles, moteur éteint. Je sourirai en t'entendant pousser des cris aigus de frayeur qui feront bientôt place à tes fous rires.
Toutes ces cabrioles nous amèneront à la fin du jour. Je virerai alors cap à l'ouest pour voler droit vers le soleil qui baissera sur la ligne d'horizon.
Écoute, je te concède que mon appareil est assez bruyant et peu confortable même si, comme je te l’ai dit, j’aurai pris soin de glisser un petit coussin sous tes fesses. Par contre, il faut le voir pour ce qu’il est : un oiseau de rêve. Une fois élancés dans les airs, il s’agit d’oublier la terre et ses tracasseries, petites et grandes. Se concentrer sur la beauté des ailes de libellule de notre engin, la délicatesse de la membrure qui sous-tend sa voilure, son courage de tenir l’air malgré sa fragilité. Puis, porter son regard sur le ciel tout autour et éprouver jusqu’au fond de ses tripes un incomparable sentiment de liberté. Se détendre de la pointe des cheveux jusqu’au bout des orteils et sentir qu’on ne fait qu’un avec l’univers, que l’appareil pourrait s’évanouir et qu’on continuerait de flotter indéfiniment. Sentir une paix suprême et une joie sans ombre nous envahir.
Je te dirai de fermer les yeux et te raconterai que nous irons sillonner les replis du firmament. Que, la nuit venue, nous monterons droit vers les étoiles. Que nous louvoierons entre les galaxies, évitant soigneusement les trous noirs, ces impitoyables dévoreurs. Que nous découvrirons de nouveaux mondes et planterons nos drapeaux sur de jeunes planètes.
Je t'expliquerai aussi que la force d'attraction des astres que nous côtoierons nous propulsera graduellement à la vitesse de la lumière. Et qu'alors, comme nous l'a promis Einstein, le temps qui nous enveloppe se déformera. Que nos jours s'étireront, que nous cesserons de vieillir et que, projetés dans le passé, je crois même que nous rajeunirons.
Pour ce qui est de visiter le pays du Bon Dieu dont tu me parles si souvent, ça aussi notre biplan peut nous y amener. Mais il faut être prêt à un grand sacrifice : celui de la vie. Il suffit de couper les gaz, de planer un petit moment en se laissant porter par notre élan, puis se mettre à piquer du nez et entrer dans une vrille spectaculaire et enivrante, pour finalement s’écraser dans un champ de patates du comté de Portneuf. Là, quand tu sors de l’aéroplane, tu as l’impression de marcher dans la mousse. Tu te frottes un peu les yeux puis tu te rends compte que tu es passée de l’autre bord de la clôture et que tu patauges dans les nuages en t’enfonçant jusqu’aux cuisses. Le temps de te mettre les mains en visière pour te protéger du soleil éblouissant et, peu à peu, tu te rends compte que cette lumière aveuglante, ce n’est pas le soleil. C’est le Bon Dieu lui-même en personne, assis là-bas sur un gros nuage blanc. Il te regarde d’un air attendri et un peu moqueur pour te dire que ce long et parfois difficile voyage sur terre n’était qu’un bon tour qu’il t’avait joué. Puis, te remettant peu à peu de tes émotions, tu verras apparaître, quelque peu vaporeux au début mais de plus en plus définis au fur et à mesure que ton cœur menacera d’éclater, tous ces amis et ces amours de ta vie passée, regroupés là pour t’accueillir dans leurs bras.
C'est ainsi, qu'à la fin du voyage, je t'emmènerai, si tu le veux, de l'autre côté du temps, pour visiter ceux qui sont partis et ne sont jamais revenus. Peut-être ne reviendrons-nous jamais nous non plus. Et pour cause. Oserai-je t'avouer qu'en faisant toutes nos pirouettes nous aurons perdu notre train d'atterrissage?
Peu nous importera. Nous n’aurons peur de rien car nous aurons vingt ans et nous nous tiendrons par la main.